Amazonas, Colombie — Puerto Nariño, un paradis à l'abandon ?

Nous sommes à Puerto Nariño, municipalité du resguardo[1] Ticoya. En 2012, cette bourgade d'à peine 5500 habitants est la première à bénéficier de la certification "Tourisme Durable" délivrée par le gouvernement colombien. Ce label a vocation à promouvoir des pratiques touristiques responsables en imposant divers   critères : bénéfices économiques et activités inclusives pour les populations locales, utilisation raisonnée des ressources, protection de l'environnement, valorisation du patrimoine et de la diversité culturelle,... Ainsi, les rares structures hôtelières de Puerto Nariño imposent un tri drastique des déchets (des containers sélectifs étant également présents dans tout l'espace public), récupèrent l'eau de pluie, proposent une restauration à base de produits locaux et limitent la consommation d'électricité.

 

Après avoir remonté l'Amazone puis le Loretoyacu, l'un de ses affluents, pendant près de deux heures et demie, me voilà dans cette ravissante localité étirée sur ses rives. Je chemine par des sentiers bordés d’une végétation généreuse, sur lesquels des enfants jouent au ballon dans de grands éclats de rires, au milieu de chiens, de chats et de dindons en liberté. Les rires et les chants des oiseaux ne sont troublés par aucun engin motorisé, car ceux-ci sont proscrits dans l'ensemble du resguardo, l’assemblée des anciens et des curacas (dignitaires traditionnels) ayant demandé à ce que la nature soit respectée et ne subisse pas ce type de nuisance. Difficile de percevoir les drames qui se jouent derrière ce tableau bigarré aux faux airs de paradis. Rien d’étonnant à ce que les touristes de (bref) passage repartent enthousiastes et affirment à qui voudra l'entendre que Puerto Nariño est un lieu de délices par excellence.

 

Néanmoins, la réalité diffère quelque peu de ce charmant mirage. Le resguardo Ticoya est, selon les sources, composé de 90 à 95 % d'Amérindiens ("Ticoya" désigne les trois ethnies qui le composent, à savoir Tikuna, Cocama et Yagua). Mais il se trouve que les 5 à 10 % restants, les colonos, sont les seuls à avoir bénéficié d'une façon ou d'une autre de l'essor de ce tourisme supposément intelligent et inclusif. En effet, ce sont eux qui détiennent la totalité des épiceries, boutiques, structures hôtelières et restaurants de Puerto Nariño et, par conséquent, les seuls à s'enrichir. L’anthropologue Juan José Vieco[2] signale que, non contents de détenir le monopole sur les ressources économiques du village, ainsi que tous les postes administratifs clés, ce sont également eux qui se sont opposés à la création du resguardo (qui aboutira finalement en 1990), voyant d’un mauvais œil l’établissement d’une entité autochtone sur ce qu’ils considéraient être leurs terres.  

 

Quelques jours après mon arrivée, je prends mon petit-déjeuner à côté d’un investisseur panaméen venu visiblement faire du repérage dans cette région de plus en plus attractive sur le plan touristique. Il explique à une amie, assise en face de lui, qu’il était déjà venu en Colombie au début des années 90, et qu’à l’époque Carthagène était la seule ville où il lui avait paru possible d’atterrir, sur le plan sécuritaire. Il s’enthousiasme sur le fait que tant de villes et régions, auparavant inenvisageables, soient devenues « fréquentables » : Medellín, le Putumayo, le Nariño, l’Amazonie, Bogotá,… « Qui aurait cru que quinze ans plus tard on pourrait faire du tourisme presque partout ! ». 

 

Si cette situation est certainement plus souhaitable que la guérilla et le narcotrafic, qui sévissent toujours dans certaines régions du pays et à quelques dizaines de kilomètres d'ici, je ne peux m’empêcher de déplorer que l’essor du tourisme ne fasse que consacrer les inégalités inhérentes à la construction de l’État colombien, qui s’inscrivent en droite lignée de la colonisation espagnole. Les populations autochtones sont toujours au minimum défavorisées sur le plan économique et social, lorsqu’elles ne sont pas exploitées. Quant aux investisseurs étrangers, ils récupèrent, en toute logique, les espaces récemment pacifiés.

 

 

Lila Akal

 

[1] Définition du Ministère de l'Intérieur de Colombie : un resguardo est une entité juridique et sociopolitique composée d'une ou plusieurs communautés autochtones, qui bénéficient d'un titre de propriété collective offrant les mêmes garanties qu'un titre de propriété privée. Sur le papier, les communautés possèdent donc un territoire propre, qu'elles sont autorisées à gérer de manière autonome selon leur système de droit coutumier. 

[2] « El proceso organizativo indígena del Trapecio Amazónico: entre la autonomía y la cooptación del Estado » in Política y poder en la Amazonia: Estrategias de los pueblos indígenas en los nuevos escenarios de los países andinos, Universidad Nacional de Colombia, 2017, Bogotá.