Amazonie colombienne — L'âme et l'essence de la forêt menacées

En matière de déforestation, l’Amérique du Sud est le second continent affichant le taux le plus élevé au monde, juste derrière l’Afrique[1]. La Colombie n'y fait pas figure de bon élève, accusant une perte de 3,29 millions d’hectares entre 2001 et 2016[2], soit l’équivalent de l’Inde. Avec une accélération de 44 % entre 2015 et 2016...

 

Bien qu’une vaste partie du territoire national soit recouverte de forêts (près de 60 % en 2010), la Colombie n’a jamais mis en place de véritable programme de développement forestier, y consacrant chaque année à peine 1 % du PIB. Pourtant ce ne sont pas les lois ni les initiatives visant à protéger l’environnement et limiter la déforestation qui font défaut. Au contraire, un grand nombre de réglementations ont été édictées et moult stratégies définies en ce sens. Le problème est que les volontés affichées semblent toujours bloquées à un moment ou à un autre, quelque part entre la parole et l'action.

 

Dès mon arrivée dans le resguardo[3] Ticoya, qui tire son nom des trois ethnies autochtones qui le composent (Tikuna, Cocama et Yagua), la question de la déforestation est l’une des premières à s’imposer dans les conversations. Moins d'une heure après être descendue du bateau qui m'y amenait, je rencontre ceux et celles qui deviendront mes informateurs clés. L’un d’eux, un homme au sourire permanent et à l’esprit vif, qui répond au nom de Don Edilberto, est particulièrement bien placé pour en parler. C’est un ancien curaca, titre désignant anciennement les chamanes, désormais attribué aux dignitaires coutumiers. D’après Don Edilberto, 20 à 30 % du resguardo seraient concernés par la déforestation, en grande partie illégale. La proximité avec le Brésil et le Pérou est un facteur aggravant, car leurs voisins, principalement les Péruviens en raison de la distance extrêmement réduite qui les sépare du resguardo, ont tendance à venir se servir en bois sur leurs terres, sans que les gouvernements respectifs n’interviennent d’aucune manière.

La coupe d'arbres légale, quant à elle, est loin d’être inoffensive : l’organisme officiellement responsable du développement durable du sud de l’Amazonie colombienne et chargé de délivrer les permis d’abattage, Corpoamazonia, réclame des ressources financières et des processus administratifs difficilement accessibles aux populations amérindiennes. En revanche, les grandes entreprises n’ont guère de problèmes pour franchir ces obstacles, et n’hésitent pas à mentir sur les zones concernées par leur demande. Ainsi, il est fréquent que les hommes partis chasser en forêt retrouvent des machines sur des sites sacrés (officiellement protégés), qui sont également les lieux fréquentés par le gibier dont ils se nourrissent.

Les communautés locales, quant à elles, se voient obligées de se rendre au Pérou, encore moins regardant sur les autorisations d’abattage, dès qu’elles ont besoin ne serait-ce que d’ajouter une poutre à leur habitation.

 

Si la déforestation constitue une menace absolue pour les écosystèmes amazoniens, elle représente également une nuisance des plus sévères pour les populations, dont la subsistance repose toujours en grande partie sur les ressources offertes par la forêt. Don Edilberto affirme avoir entendu des madereros (forestiers) à tout juste une heure de marche du village ; or, le bruit de leurs machines, associé aux odeurs de carburant, sont autant de facteurs incitant le gibier à s’éloigner. S’il suffisait il y a quelques années de marcher une demi-heure pour trouver de quoi nourrir sa famille, les chasseurs doivent aujourd'hui progresser au bas mot cinq à six heures dans la forêt, et encore, en période faste… En effet, à la saison des pluies, les prises se raréfient d'autant plus.  

Face à une situation s’aggravant depuis déjà plus de vingt ans, Don Edilberto a créé une association, Airumaküchi (« jaguar d’eau » en tikuna), dont la mission consiste à répertorier le gibier et suivre ses mouvements, de manière à rendre compte de la disparition de ce dernier. En effet, outre le fait que les animaux fuient les machines qui abattent les arbres et soient perturbés par l’essor d’activités touristiques autour du village, ils sont victimes d’une chasse intensive pratiquée par des non-Amérindiens qui, contrairement aux populations autochtones, visent à ramener des quantités massives de gibier à des fins purement commerciales. Les communautés du resguardo, à l’instar de très nombreuses cultures amérindiennes, ne chassent que pour la consommation de leur foyer. Elles sont attentives au renouvellement des populations animales et s’abstiennent de prendre la vie d’une créature quand cela n’est pas nécessaire, ou peu judicieux (par exemple, s’il s’agit d’un individu juvénile ou d’une femelle en gestation).

 

Pourtant, le gouvernement colombien a édicté des lois destinées à limiter la quantité de viande collectée individuellement. Mais ces réglementations se retournent davantage contre les habitants du resguardo que contre les braconniers. Ainsi, régulièrement, des représentants du gouvernement, officiellement garants de la bonne gestion des ressources de chasse, perquisitionnent les habitations tikuna, yagua ou cocama et saisissent la viande qu’ils estiment excédentaire par rapport aux quotas en vigueur. Or, ces chasseurs ont simplement dû pallier à la raréfaction du gibier des mois précédents, qui les contraint à tuer davantage d’animaux et à saler la viande pour la conserver afin de prévenir les prochaines périodes de disette... Les membres de l’association militent donc pour une plus grande autonomie dans la gestion des ressources et défendent leur vision raisonnée de la chasse.  

Deux jours plus tard, c’est un autre membre d’Airumaküchi qui m’emmène au cœur de la forêt, afin de ressentir, contempler et respirer ce pour quoi ils luttent. Sillonnant la jungle pendant trois jours aux côtés du jeune Jesús, je découvre les lieux si importants aux yeux des chasseurs tikuna, yagua et cocama, à savoir les salados (« salés »). Les salados sont des retenues d’eau naturelles très peu profondes, contenant les sels minéraux essentiels à la faune locale. Les animaux s’y rendent pour s’y abreuver et faire le plein de calcium, de potassium, de sodium et de magnésium, et absorbent dans le même temps les composants capables d’éliminer les toxines de leur corps. Pour les chasseurs, ces lieux sont d’une importance vitale : la fréquence de passage des différentes espèces, associée à une identification des empreintes facilitée par le sol argileux, leur assurent de grandes chances de ramener du gibier dans leurs foyers. Pour cette raison, les salados sont des lieux sacrés, et l’association dans laquelle œuvrent Don Edilberto et Jesús réclame au gouvernement la création d’une zone de chasse protégée, au sein de laquelle les populations pourront plus facilement contrôler l’intrusion d’autres personnes, telles que les forestiers illégaux.

 

Ici, le temps s’écoule d’une manière à la fois fuyante et immuable, comme s’il décidait de s’arrêter à sa guise pendant toutes ces heures uniformément sombres de la journée où le soleil ne parvient pas à nous atteindre. Puis il semble parfois accélérer subitement, pour déposer au-dessus de nous, au-dessus des frondaisons, une nuit plus épaisse, plus opaque que partout ailleurs, comme suintante, lorsque la forêt semble nous absorber en son ventre humide, fraîchissant d’heure en heure. C'est l'heure où Jesús s’attaque au feu, qui libère ses vapeurs aigres-douces de bois humide et sa fumée épaisse. Face à moi, le visage zébré par les flammes, il me raconte les mythes fondateurs du peuple tikuna, qui prennent leur source dans l’actuel Brésil, d’où est originaire son ethnie. Il conte, conte et conte les aventures de Yoí et d’Ipi, les deux frères mi-hommes mi-dieux (les mythes amérindiens n’opérant pas ce cloisonnement ontologique). Avec eux, et par la gestuelle de Jesús qui semble les faire naître au-dessus du feu, nous nous transformons en aigle, nous escaladons un arbre magique dont la cime dépasse les nuages, nous déjouons les pièges d’un poisson géant,…  

La forêt est également le royaume des esprits ; Jesús les craint beaucoup, particulièrement la nuit. Il espère que notre présence sera acceptée, et appréhende leur réaction face à moi, qu’ils ne connaissent pas. Il me dresse un inventaire haut en couleurs, faisant naître dans mon imagination un bestiaire extraordinaire, dont les représentants s’inscrivent, à l’instar de toute créature vivante, animale, végétale, dans une immense « écologie de sois », pour reprendre les termes de l'anthropologue Eduardo Kohn[4]. Ici, l’homme ne conçoit pas la nature comme une entité homogène et distincte de sa propre condition. Au lieu de se considérer comme extérieur à son environnement, il se perçoit comme partie intégrante d’un vaste réseau d’êtres interconnectés, d'un monde de pensées vivantes. Pour les Tikuna, les Cocama, les Yagua et tant d'autres, c'est cet équilibre qui doit être préservé face à la folie de la civilisation extérieure, aux yeux de laquelle seules comptent des considérations économiques et pragmatiques à court terme.

 

Le jour, Jesús me montre ces arbres qui sont les protagonistes des contes qu’il me narre la nuit, et je m’explique mieux le rôle qu’ils y jouent de par leur forme surprenante ou leur taille colossale. Outre le fait de menacer la survie de tout un écosystème, leur disparition aurait également des conséquences dramatiques sur l'ensemble de la planète. Est-il encore besoin de rappeler ce qui apparaît aujourd'hui comme un poncif, plusieurs décennies après que la sonnette d'alarme ait été tirée, à savoir que l'Amazonie constitue le poumon du globe ? Malheureusement, il semble que oui, au vu des exactions commises à son encontre. La forêt est menacée dans son âme et son essence, probablement parce que, contrairement à ceux qui l'habitent depuis des millénaires, nous ne sommes plus en mesure de les percevoir.  

 

 

Lila Akal

[1] FAO, septembre 2015.

[2] Global Forest Watch, https://www.globalforestwatch.org/dashboards/country/COL

[3] Entité juridique et sociopolitique composée d'une ou plusieurs communautés autochtones, qui bénéficient d'un titre de propriété collective offrant les mêmes garanties qu'un titre de propriété privée. Sur le papier, les communautés possèdent donc un territoire propre, qu'elles sont autorisées à gérer de manière autonome selon leur système de droit coutumier.    

[4] Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts, éditions Zones Sensibles, 2017.