Parole de leader autochtone

Le Taita1 Manuel Jesus Mavisoy Juagibioy, gouverneur du cabildocamëntsá de la Vallée de Sibundoy et membre de l'organisation représentative autochtone colombienne Gobierno Mayor, avec qui nous collaborons depuis la création d'Igapo Project, nous a demandé de traduire ce texte qui présente le travail de son association, "Botaman Benach Jubsinynanám", mais aussi l'histoire de son peuple, les Camëntsá.

Il nous raconte comment, au fil des siècles, les rencontres entre scientifiques occidentaux et chamanes autochtones ont donné lieu à des échanges féconds, éclairant sous une lumière nouvelle les connaissances occidentales, notamment sur le plan médicinal.

 

1Désignation locale d'un chamane ou leader coutumier

2Entité juridique autochtone

Le Taita Manuel Jesús Mavisoy Juagibioy, gouverneur du cabildo autochtone de la Vallée de Sibundoy

© Lila Akal

L’association BOTAMAN BENACH JUBSINYNANÁM, qui signifie en langue Camëntsá « tracer un chemin bénéfique », poursuit son travail de récupération de la mémoire ancestrale dans toutes ses composantes culturelles, sociales, économiques, pédagogiques et éthiques du peuple Camëntsá. Elle applique pour cela une méthodologie participative communautaire, afin d’inclure les membres de la communauté ayant permis des avancées dans tous les domaines, forts de leur désir de maintenir les usages et les coutumes qui permettent à notre peuple Camëntsá de renforcer sa capacité à survivre dans un monde globalisé. Nous souhaitons ainsi éviter au maximum l’adoption des coutumes occidentales ayant provoqué une acculturation, avec pour conséquence la disparition de nos modes de pensée, de notre langue maternelle et de nos manières de vivre propres.

 

Notre association a un objectif humanitaire et social. Elle soutient collectivement nos communautés et peuples autochtones, dans un contexte de crise mondiale due à la pandémie de Covid-19 et face au manque d’attention et de garanties de la part du gouvernement colombien envers les peuples autochtones en cette période inédite. Il s’agit donc pour notre association de mener une mission humanitaire et de déployer de possibles initiatives de soutien, en cherchant des alliés stratégiques au niveau national et international. Afin d’éviter que la pandémie ne nous atteigne et que la contagion ne se répande dans nos communautés.

 

Il importe de rappeler l’histoire de la Vallée de Sibundoy et la valeur inestimable des peuples autochtones, pour leur savoir ancestral et leur connaissance de la nature. La Vallée de Sibundoy a attiré de nombreux travaux de recherche pour les connaissances médicinales et en matière de biodiversité de ses habitants, sur ce que les Camëntsá appellent la terre-mère.

Pêcheur de la Vallée de Sibundoy

© Nicolo Filippo Rosso

 

La commune de Sibundoy est située au sud du pays, dans le département du Putumayo, où vit le peuple Camëntsá Biya, dont le nom signifie « habitants d’ici », forts de leur pensée et de leur langue propres. À noter que Sibundoy était autrefois appelée par ses habitants Tabanoy, ce qui veut dire « venir [ou revenir] au grand peuple ». Cette commune fut découverte en 1535 par les premiers Espagnols qui pénétrèrent sur ces terres, à savoir Hernando Cepeda, Juan de Ampudia et Pedro de Añasco. De 1931 à 1935, elle fut nommée « Las Casas », puis les religieux capucins lui donnèrent le nom de « San Pablo de Sibundoy », en l’honneur du saint patron de la paroisse de Sibundoy.

 

La Vallée de Sibundoy est l’habitat historique et ancestral du peuple Camëntsá, et a vu ultérieurement l’arrivée du peuple Inga, venu du sud. Cette communauté s’est déplacée du grand empire inca vers différentes régions d’Amérique du sud comme l’Équateur, la Bolivie et le Pérou actuels, ainsi qu’en Colombie, où ils se trouvent en différents lieux qu’ils partagent jusqu’à ce jour avec le peuple Camëntsá, notamment à Sibundoy, dans le grand Tabanok. Les Inga ont en commun un grand nombre de coutumes avec les Camëntsá.

 

De par cette situation et l’incursion des colons espagnols, celui-ci a subi de grands changements structurels, culturels et sociaux qui se reflètent au XXIe siècle dans divers conflits territoriaux pour la délimitation et l’obtention des terres, notamment lors de la création des resguardos (territoires autochtones). Ce processus entraîna un contrôle de la part du gouvernement colombien au travers de lois qui affectèrent profondément ces deux peuples, lesquels connaissent encore aujourd’hui de grandes difficultés.

 

Au regard de cette situation, il apparaît nécessaire d’exposer l’importance des bénéfices que notre peuple apporte à ce monde, malgré les antécédents de spoliation des terres et de colonisation.

Habitation de la Vallée de Sibundoy

© Lila Akal

Cette histoire rencontre celle de la connaissance des éléments naturels et de la quête de savoirs des anciens, qui ont permis à nos peuples de survivre pendant des centaines, des milliers d’années au sein de la nature et du monde végétal.

 

Le Haut Putumayo, au sud de la Colombie, est reconnu pour sa valeur historique, sociale et scientifique, d’une valeur inestimable pour l’humanité. Dans cette vallée se trouvent les villages de Santiago, Colon, Sibundoy, San Andrés et San Pedro, où vivent encore les peuples Camëntsá et Inga.

 

C’est en ces lieux que se produisit la rencontre de deux mondes, appelés ETHNOBOTANIQUE et MÉDECINE ANCESTRALE.

 

Il faut se rappeler les richesses qui furent découvertes par différents scientifiques lors de leurs séjours dans le Haut Putumayo, comme ce fut le cas de 1943 à 1954. Pensons notamment aux travaux de l’ethnobotaniste Richard Schultes qui, à l’âge de 26 ans, se rendit dans le Putumayo afin d’y mener une série de recherches centrées sur la pharmacopée. Ces recherches lui valurent d’être désigné par l’Université de Harvard comme conservateur du jardin botanique de ladite institution.

 

Le scientifique a pénétré dans la forêt de Sibundoy avec l’aide de personnages reconnus, des érudits et savants locaux, parmi lesquels Salvador Chindoy, Pedro Juagibioy et Salvador Mavisoy, qui l’accompagnèrent dans cette difficile expédition. Pedro Juagibioy, fort de son savoir, fut pour lui un assistant et un guide tout au long de ce périple forestier. Il l’aida et le conseilla dans l’identification de milliers de plantes présentes dans la vallée de Sibundoy, dont certaines alors inconnues, parmi lesquelles l’Azul Tocto, l’Andaqui Borrachero ou le Shishag Ayahuasca. Celles-ci furent répertoriées à l’époque comme substances hallucinatoires et constituèrent autant d’expériences extraordinaires pour le chercheur.

 

Cet épisode historique est narré par l’écrivain William Burroughs dans une de ses œuvres, Les Lettres du Yage.

 

Pedro Juagibioy et Richard Schultes réalisèrent de grandes découvertes dans l’immense territoire que constitue cette « porte d’entrée de l’Amazonie », ouvrant des perspectives considérables pour d’autres scientifiques, lesquels, en passant par Sibundoy, réalisèrent des investigations en compagnie d’experts en plantes médicinales. Ils démontrèrent ainsi que la Vallée de Sibundoy jouit d’une richesse inédite dans le monde merveilleux des plantes médicinales, de par l’incroyable quantité de végétaux qui s’y trouvent.

 

Notons qu’avant Schultes des voyageurs tels que Richard Spruce ou William Golden Hortiner séjournèrent sur ces terres, entre 1854 et 1933, laissant des écrits de référence suite à leurs aventures en terres putumayennes.

 

En 1991, de tels récits servirent de guide à Schultes dans la préparation de son voyage, alors qu’il parcourait les rayonnages d’une bibliothèque de New York. L’un d’entre eux sera appelé plus tard « L’Histoire de la Coca ». Un livre érudit qui démontre l’importance de la botanique.

 

Pedro Juagibioy et son compagnon scientifique rencontrèrent de grands savants dans le domaine de la médecine et se lancèrent dans un travail de recherche approfondi, qui permit l’identification d’innombrables richesses de la nature et d’éléments spirituels associés à notre forêt.

 

Ces voyages dans nos terres sont par ailleurs mentionnés dans de grandes œuvres comme One River: Explorations and Discoveries in the Amazon Rain Forest de Wade Davis, Les Lettres du Yage de William Burroughs ou Yaje: The New Purgatory de Jimmy Weiskopf.

 

Ils apparaissent également dans des écrits importants, tels que ceux des chercheurs Jesús Idrobo, Enrique Perea Arbeláez, Armando Dugand, Hermando Garcia Barriga, Timothy Plouman, Nel Bristol ou Gerardo Reichel-Dolmatoff.

 

Lors d’une réunion organisée à l’Université de Harvard, Richard Schultes affirma : « Pour être un véritable et authentique ethnobotaniste, il faut d’abord aller à Sibundoy. »

© Gobierno Mayor

C’est ainsi qu’au fil de l’Histoire le peuple Camëntsá a apporté au monde des connaissances inestimables dans le domaine de la médecine ancestrale et spirituelle, sans perdre sa capacité proprement culturelle à transmettre harmonie et paix dans le monde, notamment par le biais de ce grand jour qu’est le Betsknate, cérémonie dans laquelle tous les êtres sont invités à vivre selon ces valeurs.

 

Malgré toutes les merveilles présentes sur nos territoires et le symbole que représente le peuple Camëntsá en ce XXIe siècle, celui-ci se trouve pourtant en danger imminent d’extinction. Une situation reconnue par la Cour constitutionnelle, qui a inscrit les trente-six peuples autochtones en voie d’extinction, parmi les 106 répertoriés en Colombie. Cependant, le gouvernement colombien n’a mis en place aucune garantie pour améliorer la situation de notre peuple et garantir sa survie.

 

Enfants camëntsá

© Lila Akal

Par ailleurs, nous sommes actuellement confrontés à un nouveau fléau, qui vient s’ajouter à toutes les pandémies auxquelles nous avons survécu, et ce grâce aux connaissances médicinales propres à notre culture.

 

La pandémie de Covid-19 menace aujourd’hui d’exterminer notre peuple, qui a su se maintenir et perdurer jusqu’à ce moment, où le virus n’est pas encore arrivé sur notre territoire. Nous mettons en pratique notre médecine traditionnelle et notre force spirituelle, tout en cherchant des solutions et un soutien pour que cette pandémie n’ait pas raison de nous.

 

Il est indispensable d’aider, de soutenir et de protéger nos communautés qui ont tant apporté au monde, qui sont au service de l’humanité, mais qui se trouvent aujourd’hui abandonnées.

 

L’initiative « Sauvons les peuples autochtones de Colombie », portée par notre association, a pour objectif d’unir nos forces pour pouvoir aider ce peuple, afin de sauvegarder sa culture et son modèle social, dans lesquels réside le berceau du savoir spirituel et ancestral du peuple Camëntsá.

 

 

 

Taita Manuel Jesús Mavisoy Juagibioy

Gouverneur du cabildo de la Vallée Sibundoy

Membre de l'organisation autochtone Gobierno Mayor

et de l'association Botaman Benach Jubsinynanám

 

Traduction : Igapo Project