Les gardiennes des lacs de Tarapoto

Les lacs de Tarapoto se trouvent au sud de la Colombie, dans le département d’Amazonas, au cœur du resguardo (territoire autochtone) Ticoya dans lequel vivent les peuples Tikuna, Cocama et Yagua. L’ensemble du site représente un territoire grand de 141 841 hectares, et inclut le premier site de Colombie à être inscrit sur la « Liste des zones humides d’importance internationale » (site Ramsar n°2336) du fait de l’incroyable biodiversité qu’il renferme.

Resguardo Ticoya, Amazonie colombienne

© Igapo Project

 Combattre la surpêche

 

La surpêche et la pêche illégale ou I.N.N. (Illicite Non déclarée et Non réglementée) dans les eaux du fleuve Amazone, de son affluent, le Loretoyacu, et sur les lacs de Tarapoto constituent une menace pour l’autonomie alimentaire des 22 communautés du resguardo et pour l’écosystème de cette zone humide exceptionnelle.

 

Lilia Java Tapayuri, représentante du peuple Cocama, se bat depuis plus de vingt ans avec un groupe de femmes autochtones pour une pratique de pêche respectueuse. En 2008, Lilia et un groupe d’une vingtaine de femmes issues des 22 communautés du resguardo ont obtenu la signature d’un traité de pêche accordant une protection à la zone des lacs, un accord entériné par le congrès Wone qui représente la plus haute instance des autorités coutumières de ce territoire autochtone. Les accords ont inscrit dans la réglementation le type de filets autorisés et la taille minimum des poissons pouvant être pêchés, et interdisent la capture en période de frai.

 

Les gardiennes des lacs se concentrent particulièrement sur le contrôle de la taille des filets de pêche, qui, avant les accords de 2008, pouvaient atteindre 300 mètres de long, prenant ainsi au piège les dauphins roses, les lamantins ou les tortues. Chaque bateau a maintenant droit à deux filets de 75 mètres maximum en longueur sur 1,50 m de hauteur, et Lilia et ses compagnes assurent depuis leur maison une surveillance des lacs par le biais d’un système de monitoring. Une vigilance relayée par l’ensemble des habitant·es du resguardo, jeunes et adultes, qui enregistrent toutes les incursions de bateaux de pêche sur les lacs.

 

Lilia a initié également une mission de recueil de données auprès de l’ensemble des femmes de la communauté. Au quotidien, lorsque chaque poisson arrive au foyer avant d’être cuisiné, il est mesuré, pesé, et toutes ses caractéristiques, y compris le nombre de personnes qu’il va nourrir, sont notées sur des tableaux Excel qui ont pour but d’établir une base de données la plus exhaustive possible sur l’état de l’espèce capturée et son évolution. Ces données sont ensuite analysées avec les femmes plus âgées, dont le savoir permet d’établir des comparaisons, et sont ensuite transcrites dans les études menées par le groupe.

 

Malgré les réticences auxquelles ces femmes ont dû faire face, la suite leur a donné raison, puisque certaines espèces emblématiques reviennent, comme le pirarucú, et que la taille des poissons pêchés augmente à nouveau. Un succès que reconnaissent maintenant de nombreux hommes de leurs communautés.

Habitantes du resguardo Ticoya mesurant les poissons qu'elles ont pêchés

©Lilia Java Tapayuri

 Préserver le vivant dans toute sa complexité

 

À Igapo Project, nous connaissons bien Lilia, car elle est chef de projet dans la mission de sauvegarde de la biodiversité et des savoirs traditionnels que nous accompagnons depuis 2018. Au sein de l’association Aticoya, notre partenaire dans cette mission, elle est coordinatrice des projets de conservation et d’utilisation durable des ressources naturelles.

 

Elle est également directrice du siège amazonien de la Fondation Omacha, une ONG colombienne de protection de la biodiversité et des milieux aquatiques de Colombie. Elle travaille à la protection des espèces menacées, en particulier le dauphin rose ou boto, un cétacé d’eau douce qui vit dans le fleuve Amazone, ou encore le lamantin et la loutre géante.

 

Elle aime à rappeler que, dans cette mission de sauvegarde des lacs de Tarapoto, « il ne s’agit pas que des poissons que mangent les habitants, mais aussi de ceux qui assurent la qualité des eaux et la nourriture des mammifères aquatiques, sans lesquels les lacs ne seraient plus que des eaux mortes. »

 

Pour Lilia, préserver l’autonomie alimentaire des communautés qui vivent de la pêche dans les eaux des lacs, c’est aussi transmettre le lien profond qui existe entre elles et l’eau, une relation qu’elle décrit ainsi : « Dans la seconde phase du programme que nous menons, par le biais du monitoring, nous allons constituer un inventaire des espèces de poissons, de tous les animaux vivants et des plantes, et les relier à notre histoire, montrer comment ils font partie de notre culture. »

 

Si l’un des autres combats que mènent les femmes du resguardo est celui du reboisement de la forêt inondée, qui forme un biotope exceptionnel, en assurant la préservation de toutes les espèces présentes dans les lacs de Tarapoto et sur leurs rives, c’est bien qu’elles sont déterminées à faire connaître et à défendre la nature du lien qui relie tous les êtres vivants.

 

« Les lacs de Tarapoto ont pour nous une valeur inestimable, sur le plan culturel, environnemental, social, économique. Toutes nos connaissances ancestrales se trouvent là, aussi bien celles de notre mythologie que de notre médecine », explique Lilia.

Enfants du resguardo Ticoya

©Igapo Project

Rendre visible le rôle des femmes

 

Comme on peut s’en douter, le travail de Lilia Java Tapayuri et de ses compagnes ne s’est pas fait sans difficultés. En tant que femmes, elles ont dû se faire entendre dans leurs communautés, obtenir que leurs préconisations sur le contrôle de la pêche soient officialisées par une réglementation respectée, tout cela dans un secteur d’activité majoritairement géré par les hommes.

 

Elles se sont confrontées à la fois aux artisans pêcheurs locaux et aux flottes de pêche illégale qui se multipliaient au fil des années dans la zone des lacs, particulièrement poissonneuses jusqu’à ce début des années 2000, une période pendant laquelle elles se sont rendu compte de la raréfaction des espèces et ont commencé à alerter sur l’état de la ressource.

 

C’est parce que les femmes du resguardo Ticoya ont pratiqué de tous temps une pêche douce, au quotidien, nécessaire à la subsistance de leur famille, qu’elles ont pu s’unir face à la menace que représente la surpêche. Elles connaissent chaque espèce de poisson, suivent les prix de vente sur le marché et savent bien ce qu’il en coûte de voir disparaître une espèce ou s’amenuiser la taille de leurs prises.

 

Ce que nous dit Lilia aujourd’hui de cette mission qu’elle a initiée : « Il s’agit de rendre visible le rôle des femmes dans le domaine de la pêche, d’apporter la preuve de leurs capacités et de les renforcer par la mise en place d’ateliers, afin de mettre en commun les connaissances et les observations. »

Lilia Java Tapayuri lors du Sommet des femmes autochtones du bassin amazonien (Cumbre de Mujeres Originarias de la Cuenca Amazónica) 2022, en Équateur

©César David Martínez

 Défendre l’environnement et les droits des femmes

 

L’initiative de Lilia Java Tapayuri a réussi à créer, au-delà d’un lieu d’échange sur les pratiques de pêche, un espace de réflexion pour les femmes autochtones. « Faire en sorte que les femmes soient amenées ensemble à réfléchir sur ce qu’est leur réalité au quotidien, pour renforcer leur capacité d’autonomie » est l’autre axe de travail de la mission, dont la deuxième phase vient de commencer et pour laquelle elle a obtenu une bourse.

 

Comme l'explique Lilia : « Nous pouvons faire prendre conscience aux femmes du rôle qu’elles jouent dans leurs communautés, sur le plan social, culturel, identifier les problèmes qu’elles vivent par le fait d’être une femme, de travailler, d’interagir avec les hommes, et aussi aborder les violences de genre auxquelles elles sont confrontées. »

 

Un combat qui se joue partout où les femmes s’unissent pour défendre une vision du monde respectueuse du vivant.

 

Corinne Ferrarons

 

 

 

 

Sources :

 

Lilia Java Tapayuri, lauréate de la bourse Conservación Internacional

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